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mardi

quand ton corps était ton nom



« Ne prenez pas garde à mon teint noir:
C'est le soleil qui m'a brûlée.
Les fils de ma mère se sont irrités contre moi,
Ils m'ont faite gardienne des vignes.
Ma vigne, à moi, je ne l'ai pas gardée. »

Le Cantique des Cantiques, I, 6






I


le premier jour est une maison ouverte sur la page encore vierge de ton corps, et mon corps est un chiffre inconnu annoncé au miracle de ton corps encore blanc de mon corps, tu es mon amour et je te suis promis,

le premier jour tu n’avais pas de nom car tous les noms jamais ne suffiraient à te contenir, toi encore vierge de la maison ouverte sur mon corps encore blanc de ton corps, le premier jour, tu n’avais pas de nom car tu  étais la clef sans serrure de ta propre maison,

alors le premier jour est une maison, quatre murs où se cogne le troupeau de tes dents, où se bousculent tes mains, une maison pour y traverser ton corps qui est le nom de toutes les choses, et je vais écrire la page encore vierge de mon corps qui m’a montré le monde à travers le tien, ton corps à toi qui est le premier jour, une maison, quatre murs, deux portes, et tu ne savais pas que je t’avais donné un nom avec les voyelles secrètes de mon propre nom, un nom pour y danser le désordre de tes yeux, car ton nom est la main accrochée à la boucle de tes cheveux, ton nom est plus que le vin et je vais l’écrire avec les voyelles encore vierges de mon propre corps,

le premier jour est une maison, quatre murs, deux portes et une fenêtre de bruit et de fureur, la boucle de tes cheveux fait une averse d'or et de nacre, tes yeux un enclos autour de ton ombre et quand la porte battante de ta bouche n'aura plus de serrure, je serai la clef de ta parole,





II


le deuxième jour, j’ai posé un miroir sur la chaise où tu t’asseyais et sur le miroir j’écrivais ce poème d’amour, quand le poème était fini, je cassais le miroir, quand le miroir était cassé, je ramassais tous les bouts du poème pour écrire un autre miroir où tu t’asseyais





III


toi qui n’es que miroir, va-t’en ! va-t’en !, on n’assassine pas le silence
comme on n’enfante pas le temps, va-t’en ! et ne me cherche plus

le troisième jour,
j’ai soufflé sur la lumière et j’ai brisé toutes les lampes, j’ai voulu un miracle de retour et des incendies sur les eaux des miroirs, une pluie de cendres et de pierres, une terre démontée et les restes d’un orage dans la poitrine, une immense vague où étouffer les heures d’attente
le troisième jour, j’ai pris la fuite, j’ai couvert du terrain, j’ai tracé des frontières, je me suis divisé, j’ai cherché à taire une moitié de moi-même, et une moitié seulement a regardé l’horloge, seulement une moitié pour atteindre l’étoile
puis il est déjà midi, on entend quelques bruits dans la pièce d’à-côté, c’est la folie à sa table, elle joue aux dés et ne tire que des trois
c’est aujourd’hui midi et c’est un cheval qui court sur le feu des ombres, c’est une flèche qui ne se connait pas de cible, une steppe à l’infini et une image qui me traque,
c’est le réveil face au peloton d’exécution, avec un rêve à fusiller, avec du sang sur les mains,

– si seulement toi tu savais !

si tu savais qu’il est midi sur le seuil,
comme une clef s’en va faire diversion
un mur sur quatre se renverse,
la porte et la fenêtre entame un dialogue de sourd,
la chambre n’a plus de nom ni de serrure
à midi, le troisième jour,
j’ai accroché une grande croix dans le ciel, un signe d’évidence et un désert de parole

toi qui n’as plus de visage, va-t’en ! va-t’en !, on n’abat pas le silence
comme on ne crucifie pas le temps, va-t’en ! et ne me cherche plus

le jour d’après, un mât dans la poitrine, j’ai creusé un puits, un puits à sec où noyer le souvenir, un trou pour s’y cacher,
j’ai creusé la terre de mes ongles, mes ongles pleins de terre, j’ai creusé un trou où faire danser les petites filles de ma mémoire,
et j’ai incendié cette voix qui me déchirait la tête et j’étais encore le gardien d’une maison ouverte à tous les vents, j’avais chaud, j’avais froid, j’étais torpeur et j’étais exténué d’entendre ce corps entre chien et loup,
fatigué de courir en train, à pied ou même à reculons, fatigué de la tragédie, de tous les express et de l’électricité,
usé par ces villes sans lumière où suivre à la trace la fureur, même absente, même tue,
usé de colère, même sourde, même froide
le jour d’après, une église s’est effondrée sous mes pieds, j’ai convoqué un dieu auprès duquel déchirer ce poème en secret et j’ai donné ma bouche à d’autres bouches et d’autres bouches encore,
le jour d’après,
quelques poussières dans les mains, et là-bas, en face, une longue nuit incertaine

toi qui as mangé ta poitrine, va-t’en ! va-t’en !, on n’endort pas le silence
comme on ne ressuscite pas le temps, va-t’en ! et ne me cherche plus

la nuit, la troisième nuit,
j’ai fait ce rêve où toutes les bouches se refusaient,
c’était la guerre et des colonnes de miroirs prenaient la route,
on construisait des carrières à ciel ouvert, des labyrinthes de couteaux, des tranchées tout au long du soleil,
c’était le grand siècle de l’image, on avait condamné le feu à perpétuité, la ville était couverte de costumes gris, une armée de masques se dressait sur la porte, toutes les fenêtres portaient leurs barreaux sur le dos,
trois lunes se battaient en duel, une foule hurlait à la mort et les chacals attendaient leur heure quand un coup de canon retentit, et toi, et toi,

– si toi tu le savais ! si c’était toi seulement qui le savais !

si tu le savais, la troisième nuit, j’ai fait un rêve de briques et de fleuves, trois fleuves qui me suivaient, trois fois le chiffre trois y fut le reflet de la grande croix dans les eaux, et j’étais déjà douze plus un,
et j’étais en retard, et j’étais l’adoration, le salut des justes ou un été sans sommeil, j’étais désert, j’étais esclave et je marchais à l’aveugle vers quelque terre à conquérir,
j’étais nomade et fugitif, ce train et ce cheval en furie, le temps qui passe et une saison de regrets, j’étais le repentir et la consolation, la main perforée et un mur de lamentations,
si toi tu savais, la troisième nuit, c’est enfin une femme comme un oiseau échappé du ventre, une femme sans bouche et sans visage et je ne me pardonne toujours pas,
la troisième nuit,
c’est une femme, je lui ai donné un nom dont elle n’a pas voulu, elle était fleur, elle était eau, elle était le reflet de son corps sur son propre nom,

toi qui me cherches, va-t’en ! va-t’en !, on ne brûle pas le silence
comme on n’efface pas le temps, va-t’en ! et ne te retourne pas






IV


trois jours de plus reclus dans la maison, trois jours à tutoyer le mur, à l'ombre de la mémoire, trois jours nerveux, et j'ai encore envie de toucher ta peau, et le monde entier se dresse à notre gauche, il ne savait pas que tu avais incendié mes mains, le monde entier ne savait rien de la terrible peur de t'aimer ; trois jours où j'ai gardé pour moi le secret de mon égoïsme, et tout ce repos pour la tête, toutes ces heures à dessiner ton corps dans l'espace vierge de la maison, à dessiner ton corps sur mon corps,
le quatrième jour, j'étais toi et j'avais encore horreur de ce que j'étais devenu,





V


le cinquième jour, j'ai oublié la mythologie de ton corps






VI


au bout de six jours, tu danses encore
car tu es morte sous les coups du quotidien,
et j’ai posé une couronne d'épines au front de ma colère,
et quand une musique barbare danse encore au creux de tes mains,
quand tes bras sont les branches où danse un oiseau à deux têtes,
un oiseau qui chante encore sur le puits mis à l’envers de ton propre corps,

tu danses encore,
toi, qui es plus que le vin, qui es le signe évident du verbe être moins le verbe avoir,
toi, qui pèse sur la chute d’une humanité toute entière
tu es le vertige penché sur lui-même
et tu danses encore
car tu es l’eau qui enjambe le pont

quand le soleil est aux aguets,
quand l’aube s’apprête à sortir de la caverne,
tu es la fille jumelle de la cruauté, le chaos dans les fleurs opaques de la raison,
car une montagne est isolée au milieu de la maison
et quand le désir est enchainé à la boucle de tes cheveux
quand tu te dresses parmi les délices sur tes lèvres,
tu es la bouche du soleil plus chaud que le soir où tu dansais

alors au bout de six jours, tu danses encore
car j'écris toujours que tu dors et le grand lit du monde est défait,
car le monde entier est le drap souillé d'un corps assassiné,
et au bout de six jours, le sixième jour, tu as pris les armes contre ta propre danse
car tu traces un chemin où tes fantômes s’effacent dans les lampes,
car sur le seuil, il y a la danse des mille cadavres d’un espoir brisé
et c'est toujours le silence qui déborde de sa propre mort

au bout de six jours, tu danses encore
car quand tu danses, je crois que la vie est une étoile absolue,
un aveugle qui marche sur la pointe de tes yeux

au bout de six jours, tu danses l’amour, la folie et la mort





VII


au septième jour, tu es venue enveloppée du soleil et nous sommes allés enterrer ton fantôme, une immense procession dans la nuit invisible de ta naissance,

il y a là les mains libres des oiseaux, ton nom posé sur un drap et les yeux noirs où se balancent les perles de nacre de tes cheveux,

il y a là sept nations de femmes qui ont enfantées la prophétie de ta langue, sept nations de femmes qui reversent le blé dans chaque lettre de ton nom, sept nations de femmes qui rassemblent le ciel et forment une colonne de miroirs,

il y a là le silence qui a retrouvé la parole, douze hommes ont apporté tout l'or du monde et du pain pour le défunt, douze hommes qui distribuent et partagent les derniers secrets, tous les rois de la terre s’inclinent à ton passage, tous les rois de la terre n’ont désormais plus de terre, les sept Eglises au front des sept étoiles brillent des lettres de ton nom, la maison a ouvert le ciel pour le séparer en deux, alors chaque moitié de ciel abrite les animaux sauvages qui y forment la carte de ton corps qui est plus que le vin, alors un cheval rouge traverse la mer pour se porter à ton chevet et recueillir le sacrement de ta danse, alors je chante encore les échos de ton corps,

au septième jour se repose toute la mythologie de ta disparition